Quelques retours sur 3 films que j'ai vu au mois de janvier:
Au bord du mondeUn documentaire sans misérabilisme sur les SDF; oui, oui, ça existe.
Sans aucun commentaire du réalisateur, le film se présente comme un montage d'interviews garanties "0% Laurent Joffrin" (c'est-à-dire qu'une question ne prend pas plus de 10 secondes à être posée et que la réponse, même si elle est longue, n'est jamais interrompue). Au fil des saisons, les personnages (il faut bien les appeler comme cela) révèlent leurs histoires (certaines à peine croyables, d'autres pas forcément vraies, tant il est vrai que la rue n'est rien d'autre qu'un hôpital psychiatrique à ciel ouvert), expliquent et démontrent leurs combines pour survivre, et parlent du difficile partage de leur lieu de vie avec les passants.
Le plan fixe, pris par une caméra posée au sol (c'est-à-dire au niveau de ses sujets), livre un point de vue inhabituel sur le décor urbain, par le biais d'images pas toujours très ragoûtantes, mais toujours très graphiques.
Le tout est sans concession, tant pour le spectateur que pour le sujet de l'image, mais sans violence inutile; un témoignage, aussi nu que ses sujets.
TimbuktuUne séquence du début de film, où le djihadiste étranger apprend à conduire avec son binôme local, illustre le fait que ces djihadistes étrangers ne connaissent pas la région et ses coutumes; d'ailleurs, elle se termine par le local, sans haine ni mépris, disant à l'étranger: "Tu vois, tu ne connais pas tout." Cette phrase est, je pense, une des clefs de compréhension du film; je vais développer (les spoilers sont plus que mineurs, vous pouvez lire sans crainte).
Il y a selon moi trois axes dans le film:
- Des tranches de vie qui montrent à la fois la tradition islamique très spirituelle et intellectuelle de la ville de Timbuktu (très intérieure, donc, et par ricochet profondément tolérante pour autrui), illustrée par les discours de l'imam, et le choc entre cette tradition et celle, très extérieure et guerrière, importée de toutes pièces par les djihadistes.
- L'illustration des paradoxes des djihadistes (voire de l'absurdité de leur application de la loi): Hormis quelques têtes pensantes qui dirigent le djihad (et qui eux-mêmes ne connaissent pas le coran si bien que cela), ils ne sont pas d'ici, ont souvent été élevés dans des cultures "infidèles", aiment le foot et ses stars tout en interdisant sa pratique localement (mais en tolérant qu'on mime le match en jouant sans ballon, etc.), font de même pour la musique, fument en cachette (alors que tout le monde sait qu'ils fument), tout en étant, au final, pas vraiment convaincus par leur combat (la scène du tournage de la vidéo).
- L'illustration de de la résistance, essentiellement passive, des habitants; finalement, ce sont les femmes qui sont les plus vindicatives et radicales dans leur critique des djihadistes (la poissonnière qui refuse de porter des gants, la sorcière un peu folle qui traite froidement les djihadistes de connards, la mère qui refuse sans ménagements de marier sa fille à un étranger, l'épouse du personnage principal qui veut partir "comme l'ont fait les voisins" et qui chasse sans politesse les djihadistes qui lui rendent visite, etc.).
J'ai bien aimé le film, même si j'ai trouvé maladroit la focalisation sur le drame personnel au détriment d'une illustration plus globale du changement instauré par les djihadistes (mais il est vrai que le propos du film n'est pas fondamentalement cela); ce traitement légèrement larmoyant ne m'a aucunement touché, et m'a même agacé par moments. Il y a par ailleurs des situations et des enchaînements que je n'ai pas compris, probablement par manque de connaissance de la culture locale; par exemple, l'espèce de fatalisme qui anime les différentes victimes, qui se laissent emmener à l'abattoir, tristes mais sans colère, je ne sais pas, ça a amputé une partie de l'empathie que j'avais pour les personnages.
En creux, ce que dit le film, c'est que les jihadistes sont des guignols (parlent mal arabe, sont ignorants, menteurs, ne suivent pas les dogmes etc.). Et cette stupidité frontalement exposée contraste totalement avec l'horreur de ce qu'ils accomplissent (qui n'est pas non plus édulcorée). Ce sont des imbéciles fanatisés, et c'est cela qui fait des dégâts. Dans le fond, ce que je reproche au film, c'est que les têtes pensantes qui manipulent, fanatisent et arment ne sont pas suffisamment mises en scène; de même que les mécanismes de l'instrumentalisation des imbéciles ne sont pas suffisamment exposés. Le point de vue reste donc toujours celui de la ville de Tombouctou qui regarde la prise de pouvoir des djihadistes. Et d'une certaine manière, c'est voir le problème par le petit bout de lorgnette, ce que je trouve dérangeant.
Bref, c'est plutôt quelque chose de contemplatif, qui me semble cohérent avec la culture des hommes du désert, et assez peu politique, au sens propre du terme. Le film est très réussi, mais déroutant.
Bizarrement, le volet le plus politique me semble dans le générique: Je note que la République Islamique de Mauritanie est étroitement associée à la production du film (tourné en Mauritanie); l'un de mes collègues étant Mauritanien, j'ai eu un aperçu des problèmes politiques de ce pays, où l'on ne rigole pas trop avec l'Islam (qui est le principal facteur d'unité nationale); je me doute donc que ce soutien à cette critique du djihad n'est pas innocente: Renseignement pris, le précédent Président Mauritanien était, sinon complaisant, disons un peu mou vis-à-vis de la menace islamiste aux portes du pays; le nouveau a manifestement des défauts (tendance autocratique, etc.), mais ne transige aucunement avec l'Islam radical (alliance avec la France et les USA pour former des soldats spécifiquement à ce type de champs de batailles), et ce avec un soutien très marqué de la part des autorités religieuses du pays.
20000 jours sur TerreJe connaissais et connais toujours très mal la musique de Nick Cave (et ce que j'en ai entrevu dans le film, plus ce que j'ai écouté ces jours derniers, bien qu'indéniablement bourré de qualités, ne m'a pas vraiment transporté), mais le film ne porte pas vraiment sur la musique: Il s'agit d'une plongée captivante dans la psyché et l'histoire de l'animal, qui désosse l'indécence du processus d'écriture, examine le rapport au père, à la religion et à la littérature, et tente de comprendre le processus qui transforme en quelques minutes un humain, simple et parfois misérable, en bête de scène (et en ce qui concerne Nick Cave, "Bête de scène" n'est pas un vain mot), avec en toile de fond cette obsession pour la mémoire illustrée par ce travail minutieux avec des documentalistes.
C'est une réussite parfaite, toujours profond et introspectif, jamais ennuyeux. Je recommande chaudement, et je le reverrai sans hésitation si l'occasion se présente.
L'hypnotique "Jubilee Street", qui ponctue le film, me trotte dans la tête, du coup.