La chair se mortifie. La moelle se décompose.
Les organes se flétrissent. Un jour ou l'autre, le même processus finit inexorablement par transformer nos vies en une grosse flaque de vase. Tout ce que nous étions, tout ce qui faisait de nous des êtres vivants disparaît. Nous devenons engrais, et la Terre affamée se nourrit de nos peines.
Mais la joie... La joie survit.
Et Joy survit. Dans une bibliothèque perdue hors de la réalité, une bibliothèque qui se faufile dans l'espace et se glisse dans les fissures des lieux où nous vivons, Joy survit. Et lorsqu'elle se matérialise chez toi, une porte se dessine, une cage d'escalier ou une nouvelle entrée prend forme, dans la matière brute du cosmos pour te montrer l'accès aux rayons chargés de livres de sa bibliothèque. Et Joy est là pour t'accueillir et t'encourager à coucher sur papier le plus heureux de tes souvenirs. Et lorsque tu as fini de le partager, lorsque tu as gravé le moment où tu as croqué la vie à pleines dents, aimé avec tant de pureté que les larmes te montent encore aux yeux, Joy ferme le livre et le range avec les autres, dans ces étagères où elle consigne ce que l'Humanité a de meilleur à offrir. Et puis elle disparaît et sa bibliothèque avec, et toutes deux se remettent en route.
Et Sorrow la suit. Sorrow parcourt le monde à la recherche des signes du passage de Joy. Et elle arrive parfois à temps, à temps pour rattraper Joy alors que sa bibliothèque vient d’apparaître chez toi et que toi, tu es encore loin d'avoir mesuré toute l'importance du phénomène. Et si Sorrow arrive à te convaincre d'attirer Joy hors de cette bibliothèque où elle ne peut s'aventurer, alors Sorrow écrit son propre livre. Et elle tatoue de nouveau son chagrin dans la jeune peau de Joy, la douleur et le sang font pleurer la fillette, et quelque part dans le monde, à cet instant précis, ce chagrin imaginé devient réalité et s'abat sur les épaules de quelqu'un, quelqu'un dont Sorrow a choisi le nom au hasard. Et elle continue d'écrire, et elle sculpte dans la chair de Joy jusqu'à ce que la moindre once de chair soit devenue sanglots, que la moindre parcelle de peau soit devenue tourments, et que ces maux puissent fondre comme la peste sur l'Humanité. Et alors, elle caresse avec satisfaction la tête blonde de Joy, et elle la laisse retourner dans sa bibliothèque, pour qu'elle y pleure, et qu'elle s'endorme.
Et le temps passe. Et quand Joy a grandi, quand ses os ont poussé, quand sa peau s'est assez étirée pour qu'il y ait assez de place pour écrire à nouveau entre les anciennes lignes, Sorrow revient vers elle et la cherche, pour graver dans sa chair un nouveau couplet de ses tourments.
Et Joy finit par devenir adulte. Sa peau n'est plus que le livre noirci des douleurs, les chagrins ciselés dans ses chairs la submergent et la poussent à sortir de sa bibliothèque, seule, et de son propre gré. Et Joy devient Sorrow.
Et Sorrow part en quête de son père-et-mari, le Premier et le Dernier des Hommes qu'on dit vivre parmi les mortels. Et ils s'unissent tous deux, et neuf mois plus tard, Sorrow donne naissance à Joy et place le nourrisson dans la bibliothèque, pour qu'il se venge des tourments que sa mère a légués pour unique héritage. Et les aînées Sorrow perdurent, comme de simples mortelles, vieillissent et gagnent en haine comme de simples mortelles, pour aider leur cadette à blesser la dernière des Joy comme il en va depuis toujours.
Si Joy te rend visite, c'est que Sorrow t'a blessé. Un événement a bouleversé ta vie, un drame a brisé tes rêves, modifié ton destin à jamais, et tôt ou tard ce chagrin finira par disparaître, et s'en ira nourrir la Terre affamée. C'est pour ça que Joy te rend visite, pour te récompenser pour t’offrir d'inscrire le meilleur de tous ses souvenirs et te promettra jamais, cette joie ne sera engloutie par la Terre. Ta joie demeurera jusqu'à la fin des temps, jusqu'au jour où le Premier et le Dernier des Hommes aura lu le premier et le dernier des livres, et tous les livres entre eux, et appellera les étoiles à descendre des cieux pour offrir au cosmos une nouvelle naissance et au cycle, une nouvelle boucle.
Mais si Sorrow frappe à ta porte, à la recherche de son enfant errant, c'est elle qui te fera une offre. Elle, elle qui est responsable du pire drame de ta vie, te susurrera qu'il n'y a rien d'irréversible, et qu'elle a le pouvoir d'effacer ce qui est. Pour peu que tu acceptes de faire descendre Joy de sa bibliothèque, avant d'avoir gravé ton meilleur souvenir dans son livre aux pages blanches, Sorrow te tendra une lame, du fil et une aiguille, et elle retiendra Joy dans ses mains rancunières pour que tu tranches toi-même dans la peau de l'enfant et ôtes ce petit bout de chair ce lambeau ou Sorrow a sculpté le tourment qui t'afflige, puis tu utiliseras le fil pour suturer la plaie, et ton destin suivra, comme cicatrisé. Joy enfant hurlera Joy enfant pleurera, Joy enfant saignera, mais si tu trouves la force de manger ce petit bout de chair le tourment qui t'afflige disparaîtra enfin. Une nouvelle page de l'Histoire sera tournée, une nouvelle vie s'offrira à toi et enfin, tu pourras espérer retrouver le bonheur.
Mais en renonçant à pénétrer dans la bibliothèque de Joy ta plus grande joie disparaîtra et mourra, le jour où tu mourras, ne laissant derrière toi aucun souvenir heureux. Le Terre affamée engloutira tes restes, tes chagrins et tes joies couleront comme un filet de pus et dans les profondeurs, les charognes digéreront tout ce qui a fait ta vie.
Une proposition toute simple. Mange ta souffrance et elle disparaîtra, mais en échange de ce bonheur probable, aucune de tes joies n'ira s'inscrire dans la bibliothèque, et le cosmos oubliera jusqu'à ton existence.
Une proposition toute simple.
Alors, tu choisis quoi?