Le Soleil se levait doucement sur le Cirque de l'Ours. Un peu avant l'aube, le Ranger sans-nom s'était éveillé. Il avait en tête de confectionner des onguents curatifs à partir de fougères royales qu'il avait aperçues la veille au soir. La période précédent le lever du jour était la plus adéquate à la cueillette, car les tiges étaient alors gorgées de sève réparatrice. Il se mit à la tâche, sa longue captivité n'ayant en rien affaibli sa mémoire instinctive des gestes mille fois répétés.
Dans la lumière naissante, l'orbe brandie par l'ours de pierre scintilla, illuminant un point dépourvu de mousse dans la muraille de pierre, qui scintilla étrangement. Rochraël, qui avait passé la nuit à méditer sur sa mémoire perdue et son passé inconnu fut la première à le voir. Elle s'approcha de la roche dont la brillance n'avait rien de naturel, bientôt rejointe par Marcus, Delerin et Kulit qui s'éveillèrent peu après. Le poison avait quitté le corps de la Demi-Elfe, remplacé par le rose de ses joues et le blanc de ses bras. Les quatre compagnons restèrent un instant interdits devant la muraille. A hauteur d'homme, dans les rayons du Soleil levant, apparaissaient nettement six orifices disposés en hexagone, chacun du diamètre d'un doigt. Aucun ne voulait se risquer à toucher à ces intrusions qu'on identifia comme nanniques.
Après un petit instant de réflexion, Marcus posa la main près de ce qui captivait leur attention. Son oeil valide devint subitement aussi blanc que l'autre et il aperçu, dans les limbes du passé, le Drow ouvrir un passage ici-même. D'un geste assuré, il enfonça son index, son auriculaire et son pouce dans trois des marques sans même les chercher. Il savait. La roche s'ouvrit alors devant les yeux médusés des autres aventuriers, offrant ses profondes entrailles comme une invitation enrobée de menace. De toute évidence, le Drow s'était échappé par là .
On discuta quelques instants sur la nécessité de poursuivre l'ennemi : il avait au moins un jour d'avance, était sans doute accompagné, connaissait le terrain et la magie. Eux étaient blessés, intrus en ces lieux et avaient de toutes façons rempli leur mission : délivrer Prune, qui dormait sagement en attendant qu'on le ramène à Douhameau. Pendant la discussion, la main de Rochraël se posa naturellement sur son cimeterre. Une décharge de fureur l'empli alors : elle avait fait serment de détruire l'Elfe Noir pour ses actes odieux envers la forêt ! Les Esprits de la Nature les protégeraient et les guideraient vers leur ennemi, comme ils l'avaient toujours fait, clama-t-elle en s'enfonçant résolument dans le boyau. Les autres lui emboitèrent le pas d'un soupir résigné, appuyé d'un haussement d'épaules pour Marcus qui commençait à s'habituer au comportement de l'Elfe.
Ils croisèrent deux araignées géantes dans le tunnel, qui les accueillirent avec une sorte de contentement arachnoïde auquel Rochraël répondit joyeusement. Cela signifiait que la Nature revenait après le passage du Drow, que sa marque était éphémère ! Ce répit fut de courte durée, car bientôt le couloir aboutit à un cul-de-sac, gardé de surcroît par un géant des montagnes, apparition saugrenue en ces lieux. Aussi inattendue était la rencontre, elle n’en était pas moins vindicative. La créature se saisit d’un énorme rocher et le lança de toutes ses forces sur les aventuriers. Kulit et Delerin se jetèrent au sol, certains que la mort les attendait. Marcus, lui, ne broncha pas, il avait percé l’illusion à jour. Rochraël hurla de rage pour effrayer ce qu’elle pensait être un lutin déguisé. Le géant disparu, mais nul lutin apeuré ne lui fit place. En revanche, un Elfe Noir jailli d’une anfractuosité et disparu derrière une tenture jusque là masquée par le Géant. Le voile de tissu tomba rapidement en lambeaux, découvrant un pan de roche parfaitement lisse et infranchissable, au grand désarroi de la Grugach. Alors que Marcus cherchait en vain un mécanisme, une ouverture, une serrure, Delerin prononça doucement trois mots, à voix basse, à peine discernables tellement ils se fondaient dans les ténèbres : pomme, cake, noix. La muraille disparu instantanément, ouvrant la voie vers l’ennemi en fuite.
A cet instant, le Ranger rejoint le groupe. Avisant la plaie sur la main de Kulit, là où elle s’était ouverte avec le poignard, il y appliqua son onguent afin de le tester. Les lèvres de la blessure s’assainirent rapidement, la cicatrisation gagna rapidement plusieurs jours d’évolution et la mobilité revint. Satisfait, il rangea sa mixture, sous le regard admiratif de la Demi-Elfe et les yeux inquisiteurs de la Grugach, que l’odeur avait attirée.
La progression reprit, plus confiante puisque l’on était un de plus. Après quelques dizaines de mètres, une grande salle éclairée, soigneusement taillée et surmontée d’arcades ciselées se présenta à eux. L’œuvre de Nains, à n’en point douter. Comme aucun ne se décidait à entrer, Rochraël fit un pas dans la salle. Au même moment, un reflet exact d’elle apparu, cimeterre au poing. Elle s’arrêta une seconde, ne sachant comment réagir : ami ou ennemi ? Cette seconde fut bien suffisante pour la chose : d’un geste vif, elle ouvrit le flanc de l’intruse qui s’effondra, prête à se vider de son sang, avant de disparaître.
Marcus fit passer l’amitié avant la peur et s’engagea à son tour, épée tirée. Sans surprise, son reflet apparu, mais n’attaqua pas immédiatement, contrairement au précédent. Marcus, en revanche, tenta une estocade. Le combat s’engagea, mais l’Initié du Temps ne parvint pas à prendre le dessus sur son double. Rapidement, il s’effondra, transpercé, tandis que son opposant s’évanouit dans les airs comme il était venu.
Les trois aventuriers encore valides se regardèrent, apeurés. Y avait-il seulement un moyen d’aller plus loin ? Allaient-ils devoir se résoudre à abandonner les corps de leurs camarades mourants ? Le Ranger ne l’entendit pas se cette oreille, il banda son arc et fit un pas dans la pièce. Là encore, l’échange fut bref. Pas plus de six flèches ne furent tirées avant que l’aventurier ne chute, mortellement touchée alors qu’il avait à peine effleuré son opposant. Un voile macabre de désespoir couvrit la scène, tandis que les pierres disparaissaient sous les flots de sang.
Kulit ouvrit soudain les yeux et arrêta le Ranger avant qu’il ne pénètre la pièce.
- Laisse ton arme. Entre les mains vides.
Il s’exécuta sans mot dire. Son double apparut également sans armes. Sans le quitter des yeux, le Ranger se saisit du corps de la Grugach et le traîna vers la sortie. Le double fit de même, avec le corps de Marcus. Kulit se précipita alors, une fiole de potion de soins à la main. Elle rattrapa le corps de l’Initié du Temps avant qu’il ne disparaisse dans les limbes d’où venaient les ombres et lui versa la potion dans la bouche, tandis que son propre double faisait de même. L’Humain se réveilla, ses plaies refermées. Il faillit prendre son arme, mais l’Oracle l’arrêta d’un simple regard. Face à eux se tenaient leurs images. Ils ne pouvaient pas les combattre, mais ils ne pouvaient pas forcer le passage non plus. La situation semblait…incurable.
Un peu à l’écart, Delerin contemplait la scène de l’extérieur. L’odeur âcre de la mixture de fougères que le Ranger appliquait soigneusement sur le corps de la Grugach manquait le faire suffoquer. Réfléchir dans ses conditions n’était pas aisé. La voix de l’Elfe le tira soudain de son désarroi. Elle lui intimait de réitérer ce qu’il avait fait pour ouvrir le passage un peu avant. Les Salles des Oppositions, ainsi qu’elles s’appelaient, en tant qu’œuvres Naines, devaient répondre au même code que toutes les constructions d’un même complexe. L’organisme Grugach avait réagi en parfaite symbiose avec l’œuvre du Ranger et les blessures déjà s’étaient effacée. Le parfum de frondes macérées l’avait tirée du sommeil des mourants et ravivé sa mémoire dans le même temps. Elle avait déjà entendu parlé de ces choses. Delerin s’exécuta alors. Sa voix d’outre-tombe semblait se propager dans roche plutôt que dans l’air. Les sonorités macabres se perdirent dans les vibrations minérales et une fois de plus, le passage se libéra sous l’imprécation du Maître-Mort.
On prit un peu de repos afin de panser toutes les plaies et retrouver sa contenance après cette épisode qui avait bien failli mettre fin à tout le groupe. La suite du chemin fut plus aisée : de la poussière couvrait le sol, indiquant une sortie proche mais surtout, permettant de pister le Drow et d’éviter les culs-de-sac et éboulis. Enfin, on parvint en vue de ce qui semblait être le dernier refuge de l’Elfe Noir maudit : une grande caverne, sans issue apparente, où s’élevaient deux énormes rochers taillés en cubes. Chacun serra son arme dans sa main, sachant que tous se jouerait dans les prochaines dizaines de secondes. Trop tard pour reculer, même si certains allaient peut-être y laisser la vie, la réticence qui les avaient ralenti au départ avait fait place à une détermination sans faille : le Drow devait mourir, ici et maintenant.
Marcus, le premier, s’avança vers les deux rochers, arc à la main. Arrivé à quelques mètres d’eux, une vague d’obscurité le recouvrit. Il entendit comme un son de roulement menaçant et ne du sa survie qu’à ses réflexes hors du commun. S’échappant de justesse de la zone de ténèbres, il entendit les rochers se broyer là où il se tenait quelques dixièmes de seconde auparavant. La bulle d’ombre disparut, les pierres reprirent leur place, mais l’ennemi ne sortait pas.
- Viens donc te battre et payer pour tes crimes envers la Mère de Toute Chose, râclure de Drow ! Est-ce là tout ce dont ton peuple est capable : la fuite, la peur et la lâcheté ? le provoqua l’apprentie-druidesse.
La réponse ne se fit pas attendre. Non pas un, mais trois Elfes Noirs, arbalète au poing, casqués d’argent et recouverts d’une cotte de mailles rutilante jaillirent de derrière les rochers, tirant de concert leurs traits barbelés. Aucun n’atteint son but, heureusement. Marcus et Rochraël répliquèrent immédiatement. Les flèches du borgne, mal ajustées ne firent que se briser sur les pierres. Celles de l’Elfe partirent en direction de la figure centrale, qui disparut lorsque le projectile lui toucha l’épaule. Le Ranger, plus réfléchi, remarqua que seul celui de gauche laissait des empreintes dans la poussière. Sa flèche se planta dans les côtes du Drow dans un râle de douleur, tandis que la dernière image disparaissait.
Le Drow, blessé, rata encore sa cible, tandis que deux nouveaux traits, l’un de Marcus l’autre de l’amnésique se fichaient dans sa jambe et son torse. Le sang commençait à couler sa bouche et à brouiller sa vue. Derrière ce brouillard, il distingua la Grugach enragée jeter son arc et lui bondir dessus, cimeterre brandi et pieds en avant. L’idiote lui offrait une protection et une cible immanquable ! Il ajusta son tir. La flèche empoisonnée transperça la cuisse de l’Elfe, qui chuta sur le côté. Un kukri lancé maladroitement dans sa direction lui arracha un sourire sadique. Des débutants…il avait peut-être une chance de s’en sortir. Les deux archers posaient leurs armes, de peur de toucher la grande silhouette de leur allié Maître-Mort, qui s’approchait résolument de lui pour le trancher de sa faux. Le Drow ne pu retenir un rire lorsqu’il évita sans peine malgré ses blessures l’arme totalement inadaptée dans cette caverne étroite. Un simple pas de côté, même accroupi, avait suffit et maintenant un autre tir à bout portant mettrait fin à la vie de cet idiot, comme à celle de la Grugach prétentieuse. Son rire s’arrêta net cependant. Il ne sentait plus son corps, il ne lui répondait plus !
Son point de vue, soudain, s’éleva d’un bon mètre. Il sentit alors la poigne piquante sur son cuir chevelu et contempla son corps gésir, décapité. La Grugach avait résisté au poison !
- Qu’il en soit désormais ainsi de tout ceux qui porteront atteinte à la Nature !
- Shrug Na’Zzret te maudit, Grugach…parvint-il à articuler dans le sang bouillonnant de sa bouche.
Pour toute réponse, elle lui cracha dans l’œil, juste avant qu’il ne se ferme pour l’éternité. La tension retomba enfin. Le combat avait été sanglant et bref, mais l’essentiel était que tous avaient survécus. Les humains charognards dépouillèrent le corps du Drow. Derrière les rochers, une sortie vers la forêt, calme, paisible et bourgeonnante fut trouvée. Le retour à Douhameau fut aisé et agréable, seulement interrompu lorsque Rochraël planta la tête de l’Elfe Noir sur un pic, au milieu de celles de serviteurs Orques, dont les corbeaux avaient déjà gobé les yeux et dans lesquelles les mouches avaient déjà pondu. On sentait que la Nature et les animaux étaient de retour, petit à petit.
Au village, on rendit les armes empruntées, on raccompagna Prune vers Effraie et on se reposa enfin pour de bon. Demain serait un jour important, une cérémonie menée par Jerio, le Druide, devait avoir lieu…