Selim3e jour d'avril 2959, contreforts Est des monts flamboyantsL'astre du jour, au zenith, éclaire l'immense lac en contrebas.
Zoda, la fille d'Effrig, descend le petit sentier que les nombreux aller-retours ont marqué vers les sources chaudes. Elle bifurque peu avant vers la droite derrière un début de chaos rocheux, et grimpe entre les rochers où s'engouffrent des vents tourbillonnants pour déboucher sur un a-plat en surplomb d'une dizaine de mètres, offrant une vue imprenable sur la zone des sources et où le vent semble tomber brusquement. Il est bien là. Zoda sourit et s'installe à ses côtés, profitant de la chaleur de la roche chauffée par le soleil.
- Salut Selim
Le jeune homme fait semblant de ne pas être surpris de sa présence, elle le sent. Il est assis, le dos contre la paroi rocheuse, une herbe longue paresseusement fichée entre ses lèvres. Il porte une simple veste de cuir beige, doublée de fourrure blanche, sur un pantalon de laine noire. Ses deux haches et son arcs sont posées à ses côtés, ainsi qu'une outre de ce que Zoda suppose être de l'eau.
- Salut Zoda, répond-il de façon amicale
Ils restent un moment silencieux, assis l'un à côté de l'autre, à observer les ridules formées par le vent et les nombreux poissons à la surface du lac.
- Elle ne viendra pas, en tout cas pas maintenant, elle essaye de mater le Bélier et ça avait l'air mal parti.
- Argh, je rater leçon nage alors, dit-il en souriant.
- Leçon de nage qui consiste à observer en cachette l'Imprévisible lorsqu'elle se baigne nue ?
- Pas cachette, plus... discrétion pour tranquillité.
Ils restent encore un moment silencieux, Zoda observe autour d'elle, le promontoire. De fait, peu probable que l'Imprévisible ne l'ait pas repéré depuis qu'il a commencé à venir s'installer là. Ses yeux glissent en arrière et aperçoivent... une, non des... boules de métal hérissées de pointe pendues au bout de cordes attachées le long de plusieurs arbustes secoués par le vent surplombant une zone dégagée. Cette zone est une clairière de souches fraîches et inégales d'arbres coupées à la hache. De nombreuses traces d'impacts de lames sur les arbres encore entiers délimitant la zone. Si les cordes sont libérées, pense Zoda, le vent tourbillonant doit les agiter à hauteur d'homme dans tous les sens. Un piège ? Non... une zone d'entraînement à l'arme, au bouclier, à l'esquive. Voilà donc comment Selim passait son temps en attendant les possibles venues de l'Imprévisible.
- Tu n'as aucune chance, tu sais ?
- De quoi ?
- De te faire choisir par elle.
- Cruelle tu es ! Mon coeur saigne !
- Elle est fille de Khan et toi un sang-mêlé, abruti, tu t'attends à quoi !?
Selim se lève, face à elle, dos au surplomb, le soleil derrière sa tête découpe une aura lumineuse à sa silhouette noire. Une voix plus grave et puissante en sort :
- Moi, fils du plus grand guerrier variag, suis fils de âme de ton peuple. Comment elle pourrait refuser honneur avoir moi ?
Zoda reste un moment sans voix puis lui crie en se redressant :
- Parce que tu n'es pas Sady, tu es un bâtard et tu le resteras toute ta vie !
L'ombre de Selim se fige devant elle.
- Alors reste la mort
Il bascule en arrière dans le précipice. Zoda hurle. Elle se jette au sol près du bord sans oser regarder le corps démantibulé en bas des rochers
- SELIIIIIM, crie-elle autant de rage de sa stupidité que de désarroi. Un rire retentit soudain dans le précipice. Elle s'avance et voit Selim, un mètre plus bas, à califourchon sur une branche épaisse et tordue dépassant d'un arbre poussant sous le surplomb. Un large sourire sur son visage.
- Espèce de petit c... Elle prend les premières petites pierres venues et les lui lance furieusement.
- Pitié, Zoda, je mérite pas vivre, mais laisse ma vie puisque pas valeur, dit-il en se protégeant entre deux rires.
Zoda arrête son bras, ne sachant plus quoi dire. Selim en profite pour se pendre à la branche, et à imprimer un mouvement de balancier de plus en plus fort, le faisant passer plusieurs fois à la verticale les pieds en l'air. Il lâche soudainement et se propulse en l'air et en arrière pour retomber sur ses pieds là sur le surplomb.
Zoda le regarde s'épousseter les mains.
- Zoda, Je sais qui je suis et comment variag considèrent sang-mêlés, dit-il en se rasseyant et en cueillant une autre brindille qu'il se met à mordiller sans y penser. Mais je sais aussi que si naissance donne peu, volonté donne beaucoup. Vie donnée à moi plus que beaucoup. Beauté nue Imprévisible dans eau est nouveau don de vie. Jamais refuser cadeau gratuit. Venue toi, Zoda, et bon rire, gratuit aussi. Merci.
- Tu parles n'importe comment, Selim, dit-elle en se rasseyant à ses côtés.
- Langue et poésie se tassent dans mon esprit sans pouvoir trouver les... passages. J'apprends
- Et moi, je suis patiente...
...
Zoda remonte vers le camp, pensive. Elle avait fait parler Selim sur son passé, appliqué les techniques de sa mère pour amener les langues à se délier. Mais Selim était troublant de clarté.
Né esclave, d'une mère inconnue, il a passé toute sa vie dans un domaine-prison où des maîtres lui ont enseigné les arts du combat. Il aurait pu grandir avec l'esprit brisé, chercher par tous les moyens à briser ses chaînes. Au lieu de celà, Zoda comprenait qu'il savait tirer le meilleur de sa situation tout en en acceptant les contraintes. Dans le ludus, il était le fils du Coeur-de-Sang, un gladiateur de légende qui en une nuit avait vaincu plus de 70 adversaires en 42 combats. Dans ce monde, avec ses compagnons, son ambition était de devenir le plus grand gladiateur de tous les temps. Et il n'avait aucun doute sur le fait que cela serait arrivé. Et puis il y a eu l'attaque de la Nuée Ardente sur le domaine de son maître. Une nouvelle opportunité qu'il a saisie au vol. Tout un monde nouveau à appréhender, tant de nouvelles choses à apprendre. Apprendre, ça il savait faire. Il avait toujours su. Il suffisait de comprendre comment chaque professeur réfléchissait à leur art, comment ils le voyaient. A 15 ans il savait manier aussi bien la ou les haches, le bouclier, l'esquive, le bola, le cimeterre. Et Zoda l'avait vu manier la lance avec de plus en plus d'aisance, comprenant les directives de Sakina sans jamais avoir besoin se les faire répéter. Elle l'avait vu devenir à l'aise sur un cheval et derrière un arc. Bien sûr, cela restait sans comparaison avec les membres adultes de la Nuée, mais...
Mais maintenant que voulait-il ? Elle l'avait pensé attiré par les femmes du groupe, particulièrement l'Imprévisible. C'est sans doute vrai mais là où elle le pensait imprudent voir suicidaire comme la Vipère, il semblait conscient des limites culturelles autour de lui. "Plier plutôt que rompre"lui avait-il dit, "grandir et prospérer" également. Vers quoi ? Il semblait l'ignorer pour l'instant, mais il avait l'assurance que cela irait bien au delà de "simplement" devenir le meilleur gladiateur de tous les temps.
Zoda sens un léger frisson la parcourir
- S'il n'était pas à moitié echab... pense-t-elle.
Elle aperçoit dans le camp les deux khans Sady'him, ou Lohdnao & Thilliac, La Braise et la Hyène, selon la façon dont certains les appellent. Elle s'arrête comme d'autres visages lui viennent à l'esprit. La Tique, l'Invariable, la Pique... Le grand pouvoir de certains est en passe d'être contrôlé par certaines, et cela est dans l'ordre des choses. Mais d'autres sont... libres. Quelque-chose protège les khans et maintient le pouvoir entre leurs mains. La situation, leur âge, et leur absence de descendant préparé et formé pour prendre leur place, implique que leur mort probablement prochaine, engendrera fatalement l'éclatement de la Nuée. Pourtant, aucune ne les approche. Pas même Shaloh ou l'Imprévisible qui en auraient toutes les raisons et opportunités. Choisir ceux qui ont le pouvoir pour encore peu de temps, est l'assurance de le maintenir et de se l'approprier.
En s'approchant des deux hommes, ils lèvent le regard sur elle. Le sourire défiguré de l'un, les yeux étrangement brillants de l'autre, l'impression de maîtrise et de puissance qui se dégage d'eux... soudain elle réalise. Elles ont peur ! Peur d'être incapable de les contrôler suffisamment pour être légitimes même après leur mort. Les paroles de Thilliac lui reviennent lors du baiser de la terrible Shaloh après le cercle contre l'Imprévisible "tu n'es pas à la hauteur, petite".
Elle repense alors à Selim, à l'assurance, semblable à son père, qu'aucun obstacle ne pourra l'arrêter. Il a raison. Son sang n'est finalement pas une faiblesse pour lui. La part de son père va le pousser vers les plus hauts sommets, et la part de sa mère va le protéger de la convoitise. Aucune femme ne voudra s'approprier son pouvoir avant que plus aucune ne soit capable de le faire.
Avons-nous le droit de nous laisser ainsi guider par des hommes ? Est-ce réellement possible ? Peut-être Effrig, ma mère, aura des réponses...